Big John est le plus connu de tous, il officie au Baron à Paris depuis plus de 1000 ans et du "non ça va pas être possible", il en a lancé des milliards. A travers moult anecdotes courtes, parfois drôles, tout le temps lucides et passionantes, le grand John nous expose l'envers du décors d'une certaine nuit parisienne que nous ne cottoyons pas tous. Dans ce chapitre, il nous expose ses états d'âme lorsqu'il refuse un maghrébin, comme lui, sans raison apparente. Qui rentre dans une boite ? Qui ne rentre pas ? Les videurs sont-ils racistes alors qu'ils sont souvent aussi d'origine étrangère ? Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les physios sans jamais oser le demander.
Un jeune Maghrébin, visage ouvert, look bon chic bon genre, se présente devant moi et m'explique poliment qu'il rejoint son amie arrivée plus tôt dans la boîte. Quand je le refoule, sous prétexte que c'est un club privé, il ne proteste pas et se contente de s'écarter pour appeler sa copine qui ne tarde pas à ressortir et à tenter de me convaincre de le laisser entrer. Je n'en démords pas. Je ne connais pas ce garçon. La foule des fêtards grossit : j'en recale certains, j'en accepte d'autres, selon des critères qui m'appartiennent, des critères professionnels, sur lesquels je n'ai pas à me justifier. Les deux jeunes gens parlementent à quelques pas, et la fille revient défendre la cause de son amoureux. Elle hausse le ton, si bien que je menace de la virer de la boîte si elle insiste. Après avoir récupéré son vestiaire, elle s'éloigne sur le trottoir en me gratifiant d'un « Pauvre connard » assassin. Son copain l'arrête gentiment, revient vers moi et s'excuse pour son comportement. Et là, je me dis : Mais pourquoi ai-je refusé ce garçon ? M'a-t-il manqué de respect ? Non, c'est juste qu'il n'était pas invité. Mais est-ce que tout le monde dans le club est invité ? Heu... non, mais de toute façon il ne correspond pas aux critères de l'endroit. Mais quels critères ? Je ne sais plus très bien. Le type est charmant, bien sapé, et il vient même s'excuser pour les autres. Alors pourquoi exclure ce brave gars ? Je ne sais plus trop, par habitude j'imagine.
Je suis devenu une caricature du physio qui se méfie des banlieusards, des Arabes. Moi-même, j'ai entendu ce discours si souvent en tant que client. Puis en tant que portier, les patrons répétant : « Les banlieusards, ça fout le bordel, et ça fait fuir les autres. » Mais comment en être sûr, si on n'essaie jamais ? Peu importe, à force d'entendre ce discours, j'ai fini par devenir comme ces gens dont l'ouverture d'esprit se limite à des documentaires orduriers sur la banlieue. Je deviens ce mec qui a oublié d'où il venait et qu'il fallait être solidaire si on voulait avancer. Être stupide face aux imbéciles, quelle importance ? Mais se retrancher derrière des a priori face à l'humilité, c'est mépriser ceux qui essaient d'avancer en paix. Du coup, alors que le garçon me tourne le dos, je le rattrape, lui explique mon erreur et le laisse entrer. Il passe une bonne soirée et je me sens moins con. Comme tout le monde, et comme dans n'importe quel boulot, on se laisse inconsciemment engluer dans des habitudes. Mais je ne peux pas faire de cette histoire un cas de conscience quotidien. Dans ce métier il n'y a pas de place pour les sentiments, l'affect ou même la pitié. Il m'est arrivé de refuser des filles accompagnées de leurs mecs, des sœurs accompagnées de leurs frères, des jolies filles accompagnées de moins jolies filles. Bref, de casser un groupe uni par des sentiments forts. Pourquoi ? Pour une raison souvent esthétique. Trop de mecs dans un club, et les mecs fuiront. Trop de métissage dans un club, et certains fuiront aussi. Rares sont les boîtes qui peuvent prétendre avoir une clientèle pluriethnique, parce que, en fin de compte, malgré les beaux discours et la bien-pensance de certains, lorsque le métissage est trop présent, les gens fuient. Et qu'ils soient noirs ou blancs, ce sont souvent les portefeuilles les mieux garnis qui partent les premiers. Les vrais riches ne se mélangent pas. Et lorsque votre club est situé dans les beaux quartiers, les gros dépensiers sont indispensables pour pérenniser l'affaire.
Pour autant, tous les portefeuilles bien garnis ne sont pas forcément les bienvenus partout. Les footballeurs français sont refusés d'une grande partie des clubs du 8e et du 16e . Le problème n'est pas le footeux en lui-même, mais ceux qui l'accompagnent, le fameux entourage, ainsi que ceux qu'il attire dans son sillage. Car le footeux est dépensier, et flambeur, ce qui attire les michetonneuses et autres prostituées. Et c'est là que commencent les problèmes : là où il y a de la micheto il y a du dealer, et toutes sortes de voyous les poches pleines qui, bien que là pour faire la fête, transformeront inévitablement un club en bombe à retardement. Les rugbymans et autres boxeurs sont quant à eux jugés trop dangereux en cas de bagarre. Pas bon d'être un sportif la nuit. En fait, seuls les tennismans, golfeurs et pilotes de F1 ont leurs entrées partout. Des sports jugés élitistes et où la majorité des pratiquants sont issus de milieux très favorisés. Certains rappeurs bénéficieront de discrimination positive. Issu des quartiers, dégageant une mauvaise image, mais avec popularité, le rappeur est le pote idéal pour le petit bourge en manque de sensations fortes et voulant se donner une image de bad boy. Mais il plaît quand il est seul, ou avec un ou deux potes max. Cela dit, j'ai rarement été confronté à ce choix, car l'univers musical des boîtes du 8e arrondissement de Paris ne les attire pas. Plus simple : les stars de la téléréalité ont longtemps été bannies. La faute à leur gloire sans mérite ni talent, qui véhicule l'idée qu'on peut y arriver trop facilement. Pas de gloires éphémères dans un club sélect parisien. De plus, la grande majorité d'entre eux sont totalement fauchés et juste là pour gratter. Et si je parle au passé, c'est qu'il y a tellement d'émissions et de candidats de nos jours qu'il est devenu impossible de tous les connaître, et du coup de tous les refuser. Pas non plus de youtubers, qui sont connus uniquement d'un public très jeune et ne font pas fantasmer notre clientèle. Ni d'artistes qui dégagent une image commerciale bas de gamme pour la même raison.
Que dire de l'habitué déchu ? L'ex-vedette du petit écran licenciée, inconsciente de sa perte de notoriété, l'ancien PDG aux finances en berne, ou cette vieille icône de la nuit, ancien directeur artistique du club phare des années 1980, mais plus à la page. Un jour ta direction te dit : « Celui-là, on n'en veut plus. » Après une ou deux indulgences, il faudra lui faire comprendre en douceur qu'il n'est plus bienvenu. Passer du ton amical au ton pro, de la bise au serrage de main. Prendre ses distances, le rappeler à la réalité. Celui-ci vous dira, incrédule : « Mais, avant, tu me laissais entrer ? — Je sais, mais ça c'était avant. » Pas d'affect, pas de sentiments, c'est juste le job. Certains critères sont plus délicats, à peine avouables. Ils feraient hurler la moins féministe d'entre toutes. Une fille au physique disgracieux a moins de chances que les autres, sauf à avoir une aura exceptionnelle. La faute à qui ? Aux physios ? aux DA ? aux clients ? Une chose est sûre, les plus gros dépensiers sont des hommes, et ces derniers claqueront pour de jolies filles. Alors comment refuser une de ces filles pas assez jolies ? En disant non, tout simplement. Rien ne m'oblige à donner une raison, de toute façon j'en trouverai toujours une. Et si elle est accompagnée d'autres filles, ces dernières auront sacré- ment intérêt à relever le niveau pour qu'elle puisse entrer. Curieusement – ou pas –, j'ai rarement eu l'occasion d'ostraciser une fille en surpoids. Elles se censurent d'elles-mêmes, et j'ignore si je dois m'en réjouir ou en pleurer. Pourtant, une fille grosse mais hyper sophistiquée à la Beth Ditto saura me convaincre. Ce critère de sélection n'entre pas en ligne de compte pour les hommes. Qui s'en étonnera ? Un mec peut être laid et ventripotent, s'il est cool, il passera. Car les femmes, contrairement aux hommes, ne jugent pas ces derniers sur leur physique. Belle ou pas, il faut avant tout juger si elle est élégante ou vulgaire, et ce point est totalement subjectif. Il n'y a qu'un pas entre les deux, et le fait de porter le dernier sac Chanel avec la paire de Louboutin assortie ne rend pas nécessairement une femme élégante. Chaque détail compte. Le maquillage, la coiffure, le sourire, l'attitude, tout est déterminant. Quand la fille descendra de son taxi, on devra penser Waouh, elle est magnifique, et non Waouh, elle est bonne.
Les homosexuels ont la réputation d'être les plus branchés, modernes, festifs, et ils bénéficient de ce fait d'une discrimination positive. Dans la mode, ce n'est pas un secret que les plus grands designers sont homos, et leur avant-gardisme donne à la communauté gay l'image de toujours être dans le coup. Or, si les gens dans le coup sont dans votre club, automatiquement votre club l'est aussi. Mais quand je dis non, c'est non. Inutile d'insister lourdement, je coupe court aux argumentaires. Lorsque je vous dis bonsoir, votre temps pour me convaincre de vous laisser entrer est compté. Et si je finis par vous dire « Désolé » et vous souhaiter une bonne fin de soirée, c'est que la conversation est close. Que je suis déjà passé à autre chose, à d'autres clients, et le baratin n'y changera rien. Ma patience est sans fin. Je ne suis ni sympathique ni antipathique, je reste le plus neutre possible. Les critères sont ceux du patron ; le flair et l'inspiration, c'est moi. Ai-je tort ou raison ? Les années et les chiffres d'affaires le détermineront.
Big John de Paname
Anne Carrière Editions
17€ dans toutes les bonnes librairies