On attendait beaucoup des retrouvailles entre Vincent Cassel et Romain Duris, 21 ans après le génial Dobermann de Jan Kounen. On ne va pas y aller par quatre chemins ni garder le suspense trop longtemps : c'est globalement très réussi, tout comme le film en lui-même.
Fleuve noir, comme son titre le laisse quelque peu supposer, est un polar. Il s'inscrit peut-être opportunément dans une dynamique nationale favorisant les films de genre, mais on peut aisément affirmer que pour le coup, c'est une bonne idée. Partant de là, quelles sont donc les forces en présence ? D'un côté, un ado qui disparaît, un père matelot et donc absent, une sœur handicapée et une mère paniquée. De l'autre, un commandant de police alcoolique mais à l'instinct aiguisé et un fils de seize ans impliqué dans un trafic de drogue. Entre les deux, un voisin étrange, prof de français qui se rêve écrivain.
On le voit assez vite, tous ces personnages ont un aspect très caricatural : notre enquêteur est débraillé et alcoolique, l'écrivain raté porte des grosses lunettes et une grosse barbe, la mère est mutique, mais ce grossissement volontaire des traits de caractère fonctionne à merveille grâce au talent des acteurs qui les incarnent, et colle parfaitement au style très sombre de ce film noir. Vincent Cassel, tout particulièrement, impressionne, surtout quand on sait qu'il a repris le rôle au pied levé suite au retrait de Gérard Depardieu. Il a modifié sa diction et sa démarche pour devenir cet "inspecteur" que l'on devine brillant mais dont la vie semble se déliter irrémédiablement. Quant à Romain Duris, il excelle dans ce rôle de littéraire obsessionnel, cliché parfait du prof de français qui se sent à l'étroit dans sa veste de tweed et qui rêve de prix Goncourt. Enfin, Sandrine Kiberlain, comme toujours, ne dépasse pas, ne rature jamais, et rend une copie parfaite.
Mais si la grande qualité du travail des acteurs saute autant aux yeux, c'est parce que Eric Zonca a su les diriger et les mettre en scène avec un talent indéniable. On sent que le réalisateur de La Vie rêvée des anges avait en tête des personnages forts dont les contours devaient trancher avec l'apparente banalité d'une affaire de mœurs. Ce contraste est très important et se retrouve dans les choix de mise en scène : les nombreuses scènes de confrontation (on est dans une enquête) et interrogatoires sont filmées à l'épaule, pour privilégier le réalisme et l'immédiateté à une esthétisation qui aurait paru abusive. Les décors naturels, de Pigalle et ses néons aux différents appartements à la déco ringarde jusqu'aux jeux de miroirs superbes que permet le patio d'une résidence en bordure de forêt, tout concourt à donner au métrage sa couleur glauque, au sens premier du terme.
Avec des personnages pour le moins caricaturaux, des décors sombres mais superbes et une mise en scène léchée, Eric Zonca parvient, grâce à un courage remarquable et une grande intégrité, à redonner une certaine classe au polar français, le tout sans esbrouffe ni faux-semblants. Bravo, il fallait oser !