i76ct959r6

Self-Service : un prof\' immortalise ses repas de cantine pendant 1 an

undefined undefined 15 février 2018 undefined 11h57

undefined undefined 15 février 2018 undefined 18h25

Manon Merrien-Joly

De la série Malcolm à l'émission Les chefs contre-attaquent : SOS cantine en passant par Les Simpson, Benjamin Rondeau, prof' de français, croise le quotidien des demi-pensionnaires avec ses représentations dans la pop culture. Il rassemble dans Self-Service les 64 photos de ses 64 repas pris à la cantine du collège Cotton du Blanc-Mesnil.


Sous l'apparente simplicité de la cantine se cache un écosystème à la fois populaire et de niche, celui d'une communauté qui n'est pas celle de tous, dont les externes sont les étrangers. « La cantine a mauvaise presse : les émissions de télé dans lesquelles des chefs tentent de reprendre en main des cantines insistent toujours sur ce qui ne va pas. Moi, sans pour autant m'aveugler sur ce qui cloche, je voulais aussi mettre en lumière tout ce qui fonctionne, à la cantine. C'est un lieu de sociabilisation, d'échange, de jeux, d'amitié, qui nous fait entrer dans une communauté », observe Rondeau.

Les souvenirs, les blagues idiotes, le FOMO de ceux qui ne mangent pas au self, le quotidien du chef cuistot : tout est passé au crible dans ce documentaire bienveillant et sans ironie. Les repas d'une année scolaire entière sont photographiés tels quels, sans filtre ni artifice et légendés (par Henry Michel, auteur, humoriste et chroniqueur sur Munchies) de manière à ce que chacun des aliments raconte cette part d'un imaginaire collectif, servi sur un plateau (de 46x36cm).

L'ouvrage s'achève sur un abécédaire, venant poser des mots sur cette routine imagée. On se rappelle des applaudissements quand la vaisselle se brise, on fait la connaissance de Zoé, fraîchement intégrée au cercle des demi-pensionnaires et on met des mots sur des rituels qui nous semblent être des automatismes.

Le Bonbon a contacté Benjamin Rondeau et Henry Michel pour en savoir plus sur les coulisses de cette cuisine qui, malgré le fait qu'elle ne soit « jamais géniale, fait pourtant salle comble ».


Comment est venue l’idée de Self-Service ?
 

Benjamin Rondeau : A une époque, influencé par le travail de mon ami Eric Tabuchi, je prenais pas mal de séries de photos. Celle des plateaux de cantine m'est venue au tout début d'une année scolaire. J'avais mon appareil sur moi, j'ai pris mon plateau en photo et j'ai recommencé le lendemain. A la fin de la semaine, je ne pouvais plus faire machine arrière. Il fallait que j'aille au bout de mon idée. J'avais là une série assez fascinante, qui semblait dire davantage que ce qu'elle montrait. Je me suis donc attaché à prendre mes repas selon le même protocole durant toute l'année (...)

Je me suis mis à écrire un abécédaire, qui me semblait être une forme logique pour faire le tour d'une question. Et à la fin, il y a eu le travail éditorial. On a rajouté du contenu en faisant appel à Comme un lundi pour les illustrations. J'ai contacté Henry Michel, que j'avais découvert grâce à ses géniales chroniques sur Top chef. Il a tout de suite accepté et a trouvé rapidement l'idée des titres sous les photos

Vous dépeignez très bien ce « patrimoine culturel à la fois banal et monstrueux », on y sent toutefois une forme de bienveillance. Est-ce aussi le propos de ce livre, de dépeindre avec bienveillance un environnement qui parait hostile et souvent critiqué ? 

Absolument. Il n'y a vraiment pas d'ironie dans ce que je montre. Je ne veux pas dénoncer de scandale, je ne veux pas me révolter mais, avec les photos, documenter, archiver un domaine et, avec le texte, faire ce qui peut en effet se rapprocher d'un éloge paradoxal de la cantine. C'est vrai que la cantine a mauvaise presse : les émissions de télé dans lesquelles des chefs tentent de reprendre en main des cantines insistent toujours sur ce qui ne va pas.

Moi, sans pour autant m'aveugler sur ce qui cloche, je voulais aussi mettre en lumière tout ce qui fonctionne, à la cantine. C'est un lieu de sociabilisation, d'échange, de jeux, d'amitié, qui nous fait entrer dans une communauté. On s'y fait des souvenirs. Certes, la cantine, ce n'est pas de la haute gastronomie, il n'en reste pas moins qu'on n'oublie jamais ses années cantine. Avec le temps, on se rend compte que la cantine fonctionne comme une mythologie.


Avez-vous délibérément décidé d’aller à l’encontre de l’esthétique en publiant ces photos sans filtre ? Une autre esthétique se crée en même temps...

Oui, c'est un choix esthétique assumé. Je n'ai rien contre les filtres, je n'ai rien contre les photographies mises en scène et retouchées, mais il y a un moment où, quand on regarde Instagram, on a l'impression que plus personne ne mange jamais rien de médiocre. Tout semble toujours parfait. Or, d'une part, la nourriture ne se résume pas qu'à ça et, d'autre part, il y a là comme un oubli d'une réalité première : le goût.

Donc oui, j'ai choisi cette esthétique pour ralentir un peu ce phénomène actuel qui se rapproche du simulacre et qui nous fait oublier la réalité du goût au profit d'une perfection visuelle souvent artificielle. Si je devais qualifier l'esthétique de mes photos, je dirais très simplement qu'elles se veulent réalistes. Si la réalité dans laquelle on évolue est parfois synonyme de médiocrité, pourquoi ne pas l'assumer, pourquoi ne pas l'accueillir joyeusement et vouloir à tout prix la cacher ? 


Quelles ont été les inspirations pour légender ces photos ? Comment avez-vous procédé ?

Henry Michel : Avec Benjamin, nous voulions au départ reprendre la terminologie des restaurants gastronomiques, qui poétisent et détaillent beaucoup le nom des plats, en opposition au "saucisse-purée" très brut de la cantine. Et puis de fil en aiguille, je crois que l'affectif a pris vraiment le dessus, et beaucoup des légendes sont soit des évocations parfois directes de l'apparence du plateau, soit des digressions un peu plus poétiques.

C'est assez évident lorsque je parle de "dernières banderilles" pour les brochettes ensanglantées de tomate, ou "riri, fifi, loulou" pour trois cuisses de canard côte-à-côte. C'est plus abstrait quand ce sont les matières qui me parlent et que l'évocation m'est plus imaginaire, comme l'hommage à Péguy en voyant du blé, ou "l'orchestre sous les décombres" en voyant ces fruits de mer assez puissants recouverts par le riz. Ou "Coron en Corogne", quand je vois le lard nordiste associé à la tortilla.

En fait c'est Benjamin l'artiste, et j'ai eu le plaisir de nommer ses tableaux avec parfois la même subjectivité mystérieuse qu'un artiste pourrait employer pour ses propres œuvres ! C'était donc un exercice très agréable à faire, ça m'a donné parfois faim. Je ne résiste pas devant un bon steak haché.


Self-Service, une vie de demi-pensionnaire
, de Benjamin Rondeau, aux éditions du Motel, 15€.