« Les petits bistrots, c’est comme un béguin, toujours on y r’vient, dans les p’tits bistrots », chantait Jean Ferrat en 1962. Les bistrots, ce sont ces lieux qui animent la ville aux aurores, lorsqu’elle sommeille encore, où les plus matinaux se font servir un café fumant quand certains rentrent de leur interminable soirée. Ce sont aussi ces lieux qui veillent tard, toujours parés à accueillir quiconque souhaiterait s’accouder à leur comptoir. On y vient pour cette convivialité et cette ambiance, parfois presque familiale, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs, pour les « comme d’habitude ? » du patron qui connaît par cœur notre commande lorsque l’on passe le pas de la porte. « Une seconde maison, un refuge, une planque », les surnomme la romancière Léa Wiazemsky(*). Pour le client, passer au bistrot, c’est s’accorder un moment social où l’on « trinque les yeux dans les yeux ». Pour le tenancier, travailler au bistrot, c’est y dédier sa vie, avoir « ce contact avec les client·es, vivre quelque chose et ne pas juste le survoler », confie Alain Fontaine, chef et propriétaire du bistrot Le Mesturet, mais aussi président de l’association des bistrots et cafés de France(**).
Autrefois, il était commun pour les rues parisiennes et les villages français d’avoir un, voire plusieurs bistrots. Tous avaient leurs habitudes et leurs habitué·es. « Ce bistrot, je le connaissais parce que mon arrière-arrière-grand-père allait là, tout comme mon arrière-grand-père, mon grand-père, mon père et moi quand j’étais petit », révèle Alain au sujet de l’établissement dont il a fait l’acquisition. Aujourd’hui, en revanche, le constat n’est plus le même. Depuis le début du XXe siècle, les bistrots et cafés connaissent un déclin plus que drastique. Si l’on en comptait 500 000 en 1900, seuls 200 000 étaient recensés dans les années 1960, 87 000 au début des années 1990 et à peine moins de 40 000 à l’heure actuelle selon les données de France Boisson et de l’Insee, soit une diminution de 500 bistrots par an en moyenne. Pourtant véritables symboles de la culture française, leur disparition inquiète et laisse une question en suspens : les bistrots français sont-ils en voie d’extinction ?
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L’histoire de France s’écrit dans les bistrots
Taverne, cabaret, café, troquet, bouchon, limonadier, débit de boissons, rade, zinc... Au fil des années et des régions, le bistrot a eu bien des appellations différentes. Dans son ouvrage Une histoire populaire des bistrots, l’historien Laurent Bihl affirme que « l’on évalue son emploi récurrent à partir des années 1880 ». Des noms changeants pour une fonction qui, elle, n’a jamais fluctué : celle d’être un lieu où les gens, notamment la classe ouvrière à l’époque, peuvent se rassembler, boire et se restaurer en toute simplicité. D’ailleurs, lorsque l’on questionne le dictionnaire sur la signification du terme “bistrot”, Le Robert le définit comme un lieu « généralement petit et modeste ».
Mais les fonctions du bistrot ne se limitent pas à la boisson et à la nourriture. Depuis toujours, ils sont un endroit social, politique et culturel. On y rencontre des personnalités provenant de tous horizons. On y révolutionne le monde, échange des idées, débat, au point qu’ils seront mis sous la tutelle de la préfecture au XIXe siècle sous Napoléon III. On y chante, peint, écrit et on y voit émerger des Hemingway, Picasso, Chanel, Sartre, ou De Beauvoir. « Ce sont des lieux inspirants pour tout ce qui est culture, art, cinéma, parce qu’il y a toute la comédie humaine qui se joue là », développe Alain Fontaine.
Un modèle menacé au fil des années
Si les bistrots ont connu une telle popularité entre le XVIIe et le début du XXe siècle, l’évolution des mœurs et le progrès technologique agissent comme de véritables menaces. Parmi elles, l’arrivée de la télévision dans les années 60 marque un tournant sans pareil. La population qui fréquentait les bistrots reste davantage chez elle, dépeuplant progressivement les comptoirs en zinc. Un phénomène qui ne fait que croître lorsque les ordinateurs, les téléphones et, de surcroît, les réseaux sociaux se sont développés.
Les attentats du 13 novembre 2015, qui ont pris notamment les terrasses de bistrots et de cafés pour cibles, ne font que renforcer cette distance que prennent les clients avec ces établissements. « Les gens se rendent compte qu’ils peuvent être mis en danger dans les cafés et bistrots, donc ils restent chez eux avec leur communauté virtuelle. La conséquence, c’est le “rentrisme” », explique Alain Fontaine. À cela s’ajoute le développement des restaurants d’entreprise, qui ont petit à petit aspiré la population ouvrière qui venait déjeuner dans les bistrots.
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Une possible renaissance ?
Pourtant, la tendance semblait s’être inversée avec la pandémie de Covid. Privés de leurs lieux de sortie au fil des confinements répétés, les Français ont remis la culture des bistrots et des cafés au centre de la table. « On s’est rendu compte que c’était essentiel à notre vie, notre vivre-ensemble, notre goût des autres », constate Alain Fontaine. En parallèle, le président d’association travaille également depuis 2018, aux côtés de ses 400 membres, à l’inscription des bistrots et des cafés au patrimoine immatériel français. Une première étape qui permettrait ensuite leur inscription au patrimoine mondial de l’Unesco. Un travail exigeant et de longue haleine, salué par Laurent Bihl : « Ça dote le bistrot d’une légitimité culturelle importante et ça pourrait peut-être mobiliser les services publics à les aider. »
En moins de 10 ans, l’intérêt pour les bistrots connaît un nouveau souffle. Travail de l’association, représentation médiatique, place centrale dans les œuvres de fiction – Midnight in Paris, Amélie Poulain ou plus récemment Emily in Paris –, ils regagnent en splendeur et attirent une clientèle féminine qui s’y sent désormais plus en sécurité. En apparence du moins, puisque la réalité se veut plus terne. « On est en train de voir disparaître un lieu au moment où il n’a jamais été aussi agréable et civilisé », constate paradoxalement Laurent Bihl. Pour l’historien, il est indéniable de constater une « rupture culturelle » entre le temps où les bistrots étaient en vogue et aujourd’hui. Certes, la jeunesse actuelle tend à retourner au bistrot, mais cela s’illustre comme une nostalgie ressentie pour cet héritage appartenant à « une époque en train d’être révolue, explique-t-il. Maintenant, il s’agit d’avancer tout en essayant de ne pas dilapider cet héritage. »
Y a-t-il des solutions pour tenter de pérenniser les bistrots ? « Renoncez à votre portable et allez boire un verre », plaisante le sociologue. Si la tradition bistrotière est mise en péril, les deux hommes s’accordent à croire qu’elle ne vit pas ses dernières heures. En province plus que dans les grandes villes, ils pourraient redevenir un vecteur de sociabilisation au cœur d’une ruralité intelligente. « Ils joueraient leur rôle – nourriture, boisson – mais seraient aussi des services publics où l’on pourrait acheter du pain, retirer de l’argent, acheter des produits de première nécessité », précise Alain Fontaine. Peut-être parviendront-ils à s’en sortir sous une forme différente que celle qu’on leur a toujours connue, en accord avec une ère plus connectée. Peut-être parviendront-ils à rappeler aux jeunes de demain que, comme le dit si bien le chef, « un bistrot c’est comme Facebook : on discute et on partage ».
(*) Petit éloge des cafés, Léa Wiazemsky, Éditions Les Pérégrines
(**) Association pour la reconnaissance de l’art de vivre dans les bistrots et cafés de France en tant que patrimoine culturel immatériel, fondée en 2018
Pour aller plus loin :
- Une histoire populaire des bistrots, Laurent Bihl, aux éditions Nouveau Monde
- Petit éloge des cafés, Léa Wiazemsky, aux éditions Les Pérégrines
- 1992 : Dans les bistrots de France, Archive INA