« Si je vous pose la question : “Comment avez-vous appris à faire l’amour ?" Peut-être que vous vous rappelerez de votre première fois, de votre premièr·e partenaire, mais comment vous avez appris à faire l’amour ? » interrogeait le sociologue Philippe Liotard lors d’une conférence à l’université Bretagne Loire en 2015. Six ans plus tard, après #metoo, les comptes Instagram pédagogiques et l’arrivée du clitoris dans quelques manuels scolaires, la question de notre rapport à la sexualité est toujours furieusement d’actualité.
Au début du mois de septembre, l’IFOP révélait les chiffres d’une enquête internationale particulièrement garnie sur l’insatisfaction sexuelle et sentimentale des femmes européennes au temps du Covid. Pêle-mêle, on y apprend que 35% des femmes françaises se déclarent insatisfaites sexuellement, que l’inactivité sexuelle est en hausse (41% des Françaises n’avaient pas eu de rapports sexuels en un mois, 10% de plus qu’en 2016) et que parmi les Européennes insatisfaites, 56% trouvent que leur conjoint n’est pas très attentif à leur plaisir.
La maman et la putain : normes, représentations et plaisir au féminin
Quand les magazines féminins expliquent qu’il faut faire une fellation par semaine à son partenaire pour faire durer son couple, avoir trois rapports hebdomadiares et s’épiler pour qu’aucun poil disgrâcieux ne dépasse, tout en évitant les jugements de “la fille facile” et en jouissant à chaque rapport, on se demande comment trouver son propre plaisir face à un niveau d’injonction aussi absurdement élevé. Dans la presse féminine, « une femme elle n'est pas encore en couple, ou elle est en couple, ou bien plus en couple, mais elle est hétérosexuelle » résume Philippe Liotard.
De la littérature à TikTok en passant par le cinéma que l’on regarde au quotidien, le corps de la femme est (dès la préadolescence) soumis à des diktats, objectifié et représenté sous le prisme du regard de l’homme. Ce phénomène a un nom, le "male gaze" ou "regard masculin", théorisé par Laura Mulvey en 1975. Selon la critique de cinéma, auteure de visual pleasure and narrative cinema (Oxford Journal n°3, automne 1975), la femme devient « objet des regards conjugués du spectateur et de tous les protagonistes masculins du film ». La femme comme objet de spectacle est livrée au jugement de tous. « À partir de la puberté, la femme fait l’expérience d’un corps qui est objectifié avant même de pouvoir être un corps-pour-moi, observe la philosophe Manon Garcia, dans son ouvrage On ne nait pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018). Le harcèlement de rue, les commentaires sexualisés sur son corps qui change font qu’elle prend conscience d’elle-même comme un objet avant de pouvoir vivre pleinement ce corps nouveau. »
« Lorsque je faisais du sexe, j'avais l'impression que c'était LE moment où il fallait "jouer" la femme » explique Anna, 21 ans, en couple avec une femme depuis un an et demi après avoir passé quatre ans dans une relation hétérosexuelle. Si la place manque dans ces pages pour s’interroger sur ce qu'est “la” femme en tant qu’objet de désir ultime, la norme esthétique constitue, si on s’appuie sur les chiffres de l’IFOP, un gros frein à l’épanouissement sexuel. Les Européennes ne se trouvant « pas jolies » étaient 45% à être insatisfaites sexuellement, contre 15% des femmes s’estimant « très jolies ».
« Dans ma relation précédente (qui a duré 6 ans), je n’arrivais pas à verbaliser le « non » et à exprimer mes envies, témoigne Marjolaine. Mon partenaire était beaucoup moins attentif à ce que je ressentais et restait « routinier » sans jamais demander quoi que ce soit ou communiquer. J’étais plus entreprenante et estimais que c’était mon « rêve » de le satisfaire » nous explique l’étudiante.
C’est ce que Philippe Liotard appelle « l’économie sentimentale de la sexualité », toutes les normes comportementales que la sexualité nous fait intérioriser. Il énumère : « Ce que j’imagine que je dois faire, ce que je dois aimer, si je suis un homme, une femme, pour me comporter comme un homme, un vrai, pour me comporter comme une femme respectacle, ce que je peux faire aussi selon mon statut, célibataire, marié, veuf... » Et ces normes sont acquises dès le plus jeune âge.
L’éducation sexuelle, la grande absente sur les bancs de l’école
Pour en revenir à notre question de départ : « Comment avez-vous appris à faire l’amour ? » La recette est plus que disparate en fonction des gens. Théoriquement, en France trois séances d’éducation sexuelle annuelles doivent être obligatoirement dispensées au collège et au lycée. “L’éducation sexuelle offerte dans les établissements scolaires est très médicalisée, focalisée sur la prévention des IST, du port du préservatif pour éviter les grossesses non désirées. Le clitoris apparaît très peu dans les manuels, ça commence à venir, mais ce n’est pas suffisant », constate la sexologue Yasmine Assaïbi qui tient le compte TikTok @sex.plications.
« Cette éducation à la sexualité ne se substitue pas à la responsabilité des parents et des familles » précise le ministère de l’Éducation sur son site. Pourtant, nombre des témoignages que nous avons recueillis font état d’un tabou au sein du cercle familial. « Ce n’était pas quelque chose de discuté, même d’évoqué, de désacralisé, c’était un peu tabou, on me disait "vous verrez ça au collège" », se souvient Zoé, étudiante de 22 ans dans le milieu éducatif. « Dans les sphères familiales c’est ou trop exposé ou pas abordé » résume-t-elle, avant de nous révéler avoir été victime d’un viol à ses 13 ans. Par la suite, elle explique avoir développé des schémas négatifs par rapport à son droit au plaisir, à l’image qu’elle avait des hommes et de son propre corps. « Plus jeune, quand je n'étais pas du tout au courant de la mouvance féministe, j'avais vraiment honte d'être jugée sur ce que j'aimais, sur le nombre de mes partenaires sexuels... Je n'avais aucune bonne expérience sexuelle. C'était souvent violent (pas doux, unilatéral...) et n’ayant connu que ça, je ne pouvais pas vraiment imaginer qu'il y avait d'autres manières de faire », abonde Mallaury, une étudiante de 22 ans. Ici, c'est la notion de consentement qui intervient, et c'est l'une des nombreuses thématiques qui viennent d'être ajoutées à l'édition 2020 du fameux Guide du Zizi Sexuel, aux côtés du fonctionnement du clitoris.
Dans un épisode du podcast Les couilles sur la Table intitulé "L’impossible éducation sexuelle", Jüne Pla, créatrice du compte Instagram Jouissance club, énumère les questions qui lui sont le plus posées par son public : « Ce qui revient énormément, c'est : “Est-ce que je suis normal, normale ?” On se demande si on est normaux car on est habitué·e·s à regarder du porno, et je crois que les gens sont en stress permanent de se dire : "Ah, ma vulve est pas normale”, “Mon sexe ne bande pas assez fort” et viennent me demander si c'est normal. »
Ces questions anatomiques sont souvent occultées sous le prétexte de la morale ou de la gêne. Pourtant, la connaissance de son anatomie et par extension la masturbation jouent un rôle primordial dans le chemin vers le plaisir, qu’il soit féminin ou masculin. Le rapport des jeunes garçons avec leur sexe et des jeunes filles avec le leur n’est pas abordé de la même manière dans les sphères éducatives, créant les premiers sentiments de honte.
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« Je ne me masturbais pas car mon corps ne m’appartenait pas, se souvient Zoé. J’éprouvais un dégoût de me dire que j’étais sale, on m’avait salie et je l’avais aussi autorisé. » À l'inverse, Mona*, journaliste de 32 ans, se souvient que la masturbation l'a aidée à prendre du recul sur ses envies et son plaisir : « Depuis petite, je me masturbe naturellement et avec plaisir. Quand, plus tard, j’ai eu ma première longue relation avec un garçon, je ne prenais pas de plaisir sexuellement et n’arrivais jamais à l’orgasme. Je ne me sentais pas frustrée et me posais aucune question : pour moi, jouir quand j’étais seule et mes rapports sexuels étaient deux choses complètement distincte – je ne faisais pas de lien entre les deux. Je ne me suis même jamais dit : “Tiens, si c’est comme ça que j’éprouve du plaisir, comment est-ce que je peux amener ça dans mes relations sexuelles à deux ?” Le vrai point négatif était que, finalement, je n’avais jamais vraiment envie de faire l’amour avec lui. »
Les contenus pédagogiques se multiplient sur les réseaux sociaux « pour cartographier le plaisir » – pour reprendre les termes de Jüne Pla –, à l’image de T’as Joui, Mashasexplique, Petites Luxures ou Je m’en bats le Clito. En 2019, la série Sex Education de Laurie Nunn était diffusée pour la première fois sur Netflix et les aventures de Maeve et Otis – dont la mère est sexologue – œuvrant à la création d’un cabinet de sexologie dans leur collège étaient suivies dans le monde entier. Le sexe sort ainsi du placard et devient une véritable discipline sujette aux dialogues et aux questionnements, en témoigne la scène où Éric donne un cours collectif de fellation sur une banane pendant une soirée à une assemblée d’ados complètement captivé·e·s.
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D'un point de vue purement pratique, la plateforme Climax prend le contrepied de la scénarisation pornographique et propose des contenus concrets, en vidéo, pour comprendre le plaisir féminin en situant les zones érogènes et les gestes à adopter dans une esthétique claire, sobre et sans détails superflus. Même les plus expérimenté·e·s y découvrent de nouvelles pratiques entre la frustration positive, la respiration orgasmique ou encore des positions à essayer pour découvrir de nouvelles sensations. Pour remplacer la pornographie classique, Yasmine Assaïbi propose aussi de se tourner vers la pornographie auditive « qui fonctionne très bien en couple ». Elle cite notamment le site Voxx, qui se revendique « invitations au plaisir pour clitos audiophiles » et Coxx, co-conçu par Olympe de G avec des épisodes pour les couples.
L’adage “connais-toi toi-même" est un outil précieux pour découvrir ses propres zones de plaisir. « Je prône l’égoïsme positif, conseille Yasmine Assaïbi, la connaissance de son corps. Si les deux partenaires font ça, cela favorise la synergie dans le couple, c’est plus facile de faire comprendre à son partenaire ce qu’on aime et de le guider, car c’est compliqué, ce n’est pas notre corps, autant se concentrer sur soi et le partager pour pratiquer une communication saine. » En plein dans la période du Covid et des confinements successifs, un mystérieux cyclope à tête rose pullulait sur tous les comptes Instagram dédiés au sexe (et au-delà). Son nom : le Womanizer. En tête des ventes, le premier sextoy exclusivement dédié au plaisir féminin a explosé les clichés autour des jouets sexuels féminins, désacralisé la masturbation féminine, loin des énormes godes aux veines artificiellement gonflées.
« En libérant le tabou de la parole sur la sexualité, je me suis rendu compte que je n'avais jamais été sexuellement satisfaite, nous écrit Margot, fonctionnaire de 26 ans. C'est clairement un problème de communication. On fait l'amour avec son partenaire car "ça se fait" et qu'on en ressent l'envie, mais "ça ne se fait pas" d'en parler, de comparer, en couple ou entre ami·e·s. À force d'essayer d'en parler, on m'a collé une mauvaise image. Une image de fille facile, à la sexualité débridée, alors que j'ai connu que peu de partenaires sexuels en comparaison avec d'autres personnes plus discrètes. La communication, et aussi les informations qui se répandent de plus en plus sur les réseaux sociaux, c'est ce qui m'a amené à la satisfaction.”
Communication et sexualité épanouie : quand la chambre à coucher ne capte pas la 5G
Publicité, pornographie, cinéma, clips musicaux, le sexe est partout. Pourtant, l’insatisfaction aussi. Pourquoi ne sommes-nous tou·te·s pas des bêtes de sexe pour autant ?
« Cela était principalement dû à des difficultés de communication, la peur d'être jugée, la peur de ne pas avoir suffisamment envie, mais aussi à une grosse perte de libido de ma part puis de la sienne » se souvient Céline, une jeune femme de 29 ans, lorsqu’elle nous parle de son insatisfaction sexuelle avec son ex-partenaire. Aujourd’hui, elle décrit son nouveau compagnon comme « très attentif à mes désirs, envies, peurs... Nous parlons régulièrement de sexe et toujours de manière bienveillante, notamment en "debrief" post-coït. » Elle est rejointe par Héliane, qui, à 22 ans, estime avoir connu une majorité de partenaires pas attentifs à son plaisir et concentrés sur le leur. « C’est affreux de se dire qu’on n’est pas écoutées. » résume-t-elle, amère.
À l’inverse, d’autres femmes n’osent pas communiquer et préfèrent simuler pour éviter le conflit. « Souvent, pour plaire ou pour ne pas vexer, la simulation est ma meilleure amie et le mensonge mon meilleur allié pour me défaire de situations embarrassantes. À la question ''t’as joui ?", je réponds machinalement oui, alors que c’est faux. Parfois, il n’y a même pas une once de plaisir qui se profile. Je me dis avec le recul que, souvent, je n’ai pas eu envie d’entrer dans des débats ou des explications avec des hommes qui se soucient peu de mon plaisir » témoigne Mathilde, une enseignante de 26 ans. Le manque de communication et d’intérêt de la part des partenaires (souvent des hommes) revient régulièrement chez les femmes que nous avons interrogées. Nathan, un étudiant de vingt ans explique que, selon lui, le rapport sexuel « n’est pas une compétition, on est une équipe. Puis le travail et l’apprentissage sont tellement récompensés par le plaisir de son partenaire. Ce que je retiens le plus, c’est vraiment de poser des questions, puis d’être honnête. Du point de vue des mecs, y a pas de honte à ne pas satisfaire une femme du premier coup, mais faut poser les questions pour faire mieux la fois d’après. »
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Et c’est précisément là qu’on commence à toucher du doigt le problème de l’insatisfaction sexuelle féminine, lorsqu’on tente de démêler ce gloubi-boulga de normes esthétiques, de domination masculine et d’injonctions à la performance ; l’intime est éminement politique. Anna*, qui nous expliquait plus haut avoir ressenti le besoin de “jouer la femme” lors de ses relations hétérosexuelles, revient sur ses anciennes peurs : « Celle qu'on voit que j'ai trop de poils pubiens (ou poils sur les fesses, sur les jambes, sur les orteils...partout !), celle de sentir mauvais de la partie intime (alors qu'il est normal que cette partie sente un peu, un sexe, ça sent le sexe !), mais aussi celle d'en demander trop, d'être trop exigeante (par exemple le fait de demander plus de cunnilingus etc), ou bien de blesser l'égo masculin… »
L’ego masculin, on en parle ? Flanquée de toute part d’injonctions à la performance, Yasmine Assaïbi explique recevoir beaucoup d’hommes en consultation qui se disent frustrés de ne pas réussir à faire jouir leur partenaire. « Pour les deux cas, les injonctions sociales de la pornographie sont très fortes, résume-t-elle. Par exemple, les femmes qui vont se soumettre au plaisir de l’autre, essayer de coller aux attentes du partenaire. Ça vient aussi de croyances dans l’enfance, de l’éducation sexuelle, mais aussi de certaines cultures où la femme doit satisfaire l’homme notamment par les tâches ménagères. »
Comment hisser le drapeau blanc et renouer le dialogue, dans des relations où la chorégraphie sexuelle est orchestrée parfois depuis des années ? La sexologue invite à pratiquer le slow sex, méthode qui vise à ralentir le rythme, jouir en conscience et se focaliser sur le chemin qui mène jusqu'au plaisir plutôt que sur l'orgasme. « C’est prôner tout l’inverse du quick sex brutal, archaïque, violent, avec peu de considération pour le corps et les sentiments, explique Yasmine Assaïbi. On peut avoir envie de cette sexualité-là, mais si la sexualité ne se base que sur ce type de rapport... qu’on ne s’étonne pas que les Françaises, après un an de relation, ne ressentent plus autant de désir pour leur partenaire ; la lassitude s’installe très vite. »
Les injonctions à la féminité pour les femmes, celles de la figure virile pour les hommes... enferment les deux sexes dans des rôles socialement définis que tout oppose. Et pour (ré)apprendre à se faire du bien, il n’y a pas d’âge : « L’éducation sexuelle, c’est le plus important, c’est là où on doit commencer », conclut Yasmine Assaïbi. Une solution semble s’imposer : sortir du trou, pour reprendre les mots de la journaliste Maïa Mazaurette. On s’y met ?
Sources :
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Conférence de Philippe Liotard, maître de conférence en sociologie à l’université Lyon 1 : « Corps, sexualité, identité : la construction des rapports filles/garçons à l’école… et au-delà » diffusée le 4 novembre 2015 sur France Culture.
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Jouissance Club - une cartographie du plaisir par Jüne Pla, Marabout, 2020.
- On ne nait pas soumise, on le devient de Manon Garcia chez Flammarion, 2018.
Pour aller plus loin :
- Sortir de l'hétérosexualité de Juliet Drouar, Binge Audio, 2021.
- Nos amours radicales - 8 visions singulières pour porter un regard nouveau sur l'amour aux Éditions Les Insolentes, 2021
- Réinventer l'amour - comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Éditions La Découverte, 2021
*Les prénoms ont été modifiés.