À ceux qui s’émerveillaient de mes photos de vacances idylliques transpirant le bonheur par tous les pixels de leur écran, à ceux qui jalousaient mon corps de rêve au teint hâlé d’un délicat filtre instagram, je dois faire une confidence. Ces clichés n’étaient que la face émergée de l’icerberg 2.0, une image bienséante et lisse de moi-même, conforme à la société du paraître et de la performance dans laquelle nous "évoluons". L’autre côté du miroir est beaucoup moins glorieux et étincelant, en témoigne mon Finstagram.
Pour ceux qui ne connaissent pas encore cette tendance qui nous vient des États-Unis, le "finsta" est un faux compte, un compte secondaire, souvent anonymisé et tenu parallèlement au "realinsta", le compte officiel de la personne.
Alors que dans leur realinsta, les gens se mettent en valeur, en filtrant soigneusement ce qu’ils montrent d’eux, le finsta fait office d’exutoire, de journal intime, dans lequel ils affichent leurs déboires, leurs moments de déprime, les épisodes banals de leur quotidien.
Ces images n’ont pas vocation à les représenter aux yeux du monde comme le realinsta, où on se fait le promoteur de sa propre image (self-branding), où l’on se vend en cultivant l’exceptionnel, la performance et la perfection. Non, ces finsta alimentés quotidiennement voire plusieurs fois par jour (contrairement aux realinsta) sont destinés à leur cercle primaire (amis) et sont souvent privés. Les usagers révèlent alors leur vrai visage et émotions à leurs proches, ainsi tenus informés de leurs problèmes et péripéties.
Réceptacle des photos “inappropriées”, qui pourraient être jugées immorales par la famille ou la communauté, support de photos amusantes, un peu bêtes comme des lendemains de soirée, archives numériques de souvenirs d’enfance ou de photos de son animal de compagnie, mises à nu des états de pensée et des sentiments profonds (certains y font même leur coming out), l’usage des finsta est multiple.
Pour comprendre pourquoi de plus en plus de jeunes y ont recours, nous avons interrogé Olivier Aïm, maître de conférence au Celsa et spécialiste du panoptisme (les formes que prend la surveillance dans notre société).
Il nous explique que ce terme n’est pas récent : « je l’ai entendu il y a environ quatre ans, et je l’avais oublié. Il y a une recrudescence de cette notion. C’est une appellation davantage exogène qu’endogène (qui vient de l’extérieur), plus employée par les journaux que par les acteurs concernés, même si elle renvoie à des pratiques effectives sur les plateformes. Ces pratiques qui contournent l’injonction à être visible sur les réseaux sociaux ne sont pas nouvelles. »
Selon lui, l’usage accru des finsta traduit un conflit entre deux transparences. D’une part, l’individu doit se plier à une transparence uniformisée, standardisée, "disciplinée" (selon les termes de Michel Foucault) sur son realinsta, au risque de se surveiller. Il faut y faire l’étalage de son bonheur, le jeu de la visibilité, car en dehors des réseaux sociaux, on n’existe pas. On en vient à pratiquer le "social cooling" ("refroidissement social", tiré du réchauffement climatique), c’est-à-dire à modifier son comportement sur le web pour paraître cool car on sait qu’on y est évalué, observé.
En réponse à cette "inscription en faux" sur les réseaux (expression empruntée à Antonio Casilli) émerge une deuxième forme de transparence, alternative, qui s’émancipe des normes et des standards. Celle-ci serait authentique, moins "lisse" et brillante, plus "mate" (comme dirait Barthes) et marquerait un lâcher-prise avec la performance. On y exprime les fails, la loose de la vie sur le mode des "VDM".
Mais Olivier Aïm pointe un paradoxe : ces performances ratées sont elles-même construites, on assiste donc à un retour du fake. La logique de la contre-performance est aussi récupérée par les célébrités, comme Bella Hadid, Kendall Jenner ou Justin Bieber qui dictent les normes. On rerentre donc dans la logique de l’injonction, de l’officialité, qui débouchera sur la création de nouveaux espaces de l’ombre, prédit Olivier Aim. On vous invite au passage à vous rendre sur le finsta de Kendall, Pizzaboys, où elle exprime sa passion immodérée pour la pizza. Priceless.
Si les finsta, souvent absurdes, nous offrent une bonne tranche de rigolade, ne sont-ils pas révélateurs d’un mal-être social causé par l’injonction permanente à la visibilité ? N’assiste-t-on pas aux symptômes d’un dédoublement de la personnalité ou d’une schizophrénie 2.0 ?
Olivier Aïm ne le pense pas. Pour lui, la pratique du finsta s’inscrit dans une logique d’expression de soi et une « multiplication des espaces de sociabilité » sur les réseaux (comme disait Goffman). « On a plusieurs adresses mail, plusieurs comptes Facebook », énumère-t-il. « C’est significatif d’une volonté d’être présent, mais aussi d’un désir de maîtrise. J’ai envie de savoir qui me voit et comment il me voit, j’opère donc une démarcation des visibilités. Et puis ce fantasme de l’expression de soi sous une forme démultipliée, ça traduit sûrement une envie de démultiplier son expérience de vie. »
© Instagram a.why.2
Il remarque aussi que ces différents comptes instagram permettent de compartimenter et segmenter sa vie sur la logique de l’archivage. « Les finsta correspondent à la définition des "hypomnemata" de Michel Foucault, ces formes d’écriture qui nous permettent de nous souvenir des choses, de consigner toute une mémoire de vie, de garder des traces à la manière du life-logging (l’enregistrement permanent de sa vie grâce à un petit objectif). Cela permet d’éviter la dispersion de soi, de vaincre la dilution à une époque où on est justement envahi par la dispersion. Les finsta témoignent aussi d’une forme d’expérimentation avec soi, de créativité. On teste de nouvelles choses en valorisant ce qui n’est pas digne, en fétichisant certaines parties de sa vie, son chien, ses objets du quotidien, son rapport à la pizza, sa vie dans le métro », à la manière du courant ready-made (cf. Fontaine de Marcel Duchamp).
Certes, fini les sourires factices avec finsta, mais ces comptes sont-ils réellement une parade à l’hypocrisie sociale entretenue sur Instagram ? Considéré comme le réseau social le plus dangereux pour la santé mentale d’après une étude, il serait générateur de dépression et d’anxiété, car il encouragerait la comparaison, l’addiction au regard et au jugement de l’autre, la dissimulation de notre vulnérabilité.
Si la pratique des finsta peut servir à ce que les jeunes s’acceptent plus tels qu’ils sont, expriment leur mal-être, ou se libèrent du poids des normes sociales, n’oublions pas que derrière les finsta se cachent aussi une mise en scène, guidée par de nouvelles injonctions. Cette impression de retourner vers plus d’authenticité, d’échapper aux datas serait peut-être un leurre.
Un sujet passionnant, sur lequel n’ont pas fini de se pencher les chercheurs en sciences sociales, dont Olivier Aïm, que nous remercions pour ses éclaircissements sans filtre.