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Pourquoi les bobos n\'existent pas

undefined undefined 20 avril 2018 undefined 14h45

undefined undefined 30 avril 2018 undefined 17h31

Manon Merrien-Joly

Sommes-nous tous le bobo de quelqu'un ? Que vous soyez chef de projet ou serveur dans un resto, que vous buviez du Ricard ou du Spritz, que vous fumiez des roulées, préfériez le sport en salle ou fassiez les deux, on vous traitera de bobo. Vous, nous, ceux qui se posent sur un bout de trottoir au bord du canal, de la Seine ou dans un parc une fois les beaux jours arrivés. Mais du coup, c'est quoi un bobo ? Et existe-t-il vraiment ?

Une équipe de sociologues a décidé de s'atteler à la question à travers le récent ouvrage Les Bobos n'existent pas, en décortiquant le terme. Ils le jugent biaisé et surtout occultant « l'hétérogénéité des populations et la complexité des processus affectant les espaces urbains qu'ils prétendent décrire ». 

Jean-Yves Authier, Anaïs Collet, Colin Giraud, Jean Rivière et Sylvie Tissot sont chercheurs, professeurs ou maîtres de conférence dans plusieurs universités françaises. Ils ont tous travaillé sur des problématiques de transformation sociale, pour la plupart sur les phénomènes de gentrification. Dans Les bobos n'existent pas, ils portent tour à tour un regard sociologique sur le mot et ses usages culturels, médiatiques, politiques, mais aussi populaires.


Aux origines du bobo : le mélange des genres

Le bobo est né en 2000 avec Bobos In Paradise* un essai de David Brooks, journaliste américain qui s'intéresse au style de vie d'une nouvelle figure sociale. Par là, comprenez un citadin entre la classe moyenne et la classe supérieure « disposant d'importants capitaux culturels et adoptant des modes de vie singuliers ». Cependant, les bobos américains et français ne se ressemblent pas et n'adoptent pas les mêmes codes, comme celui du café : « Impossible dorénavant de distinguer un artiste sirotant un expresso d'un banquier avalant un cappucino », peut-on lire dans la traduction française de l'ouvrage.

La même année, l'hebdomadaire Courrier International consacre un compte-rendu à l'ouvrage (Yardley, 2000) : ça y est, le bobo avait traversé l'Atlantique. Un mois plus tard, un article lui est consacré dans Libération : "L'été de tous les bobos" d'Annick Rivoire décrit un personnage tout en contrastes et en contradictions ; « l'ambition majeure du bobo, c'est la contradiction réconciliée : argent et conscience sociale, esprit critique et hédonisme, culte du corps et sexualité débridée, anticonformisme et management, multiculturalisme et consommation de masse ». Le reste de la presse s'empare alors du sujet pour parler de cette "nouvelle catégorie sociale".

Si le terme n'a pas eu la même pérennité outre-Atlantique (le mot est rapidement tombé dans l'oubli après l'ouvrage de Brooks), l'usage politique est venu compléter l'usage médiatique pendant la campagne présidentielle de 2007, animé par la question d'identité nationale puis l'élection présidentielle de 2012 pendant laquelle le bobo constitue la figure sociale contre le "vrai peuple" (en particulier les habitants des campagnes et des banlieues).


Le bobo, enfant de la gauche caviar et bouc émissaire 

Et vous, quel est votre stéréotype favori du bobo ? « Il défigure les quartiers populaires », « il ne porte que des Veja », « il fait ses courses au marché bio du coin », « il joue à la pétanque sur les quais », « il est Dj/directeur artistique/producteur »... les idées reçues ne manquent pas. Dans tous les cas, chacun se fait une idée bien précise de la figure sociale qu'il est censé représenter, sans vraiment en connaître les attributs exacts, s'il y en a.

Lorsque l'on s'intéresse un peu à la définition donnée par les dictionnaires, on trouve dans le Larousse le profilage d'une « personne plutôt jeune, aisée et cultivée, affichant son anticonformisme. » Côté marketing, on retrouve cette contradiction : « Né de l'ère de l'information, le bobo entretient le paradoxe de l'alliance d'un conformisme (voire un conservatisme) raffiné avec un certain désordre allié à une certaine désinvolture. » 

Le bobo nourrit en permanence un paradoxe social, économique et culturel, comme le souligne l'ouvrage : « Censé incarner désormais la figure du privilège financier et culturel – à l'instar de la "gauche caviar" des années 1980 –, le "bobo" éclipse le "bourgeois" (...) Parallèlement, l'invocation des "bobos" permet de dessiner en creux des classes populaires forcément éloignées et fondamentalement différentes : si le bobo est "ouvert" alors le peuple est "fermé" et répugne à toute évocation des questions concernant les "minorités" (qu'elles soient ethniques, sexuelles, etc). »

Un chapitre consacré à la chanson de Renaud Les bobos rend particulièrement compte de ce flou autour de la notion. « Ils sont une nouvelle classe/ Après les bourges et les prolos / Pas loin des beaufs, quoi que plus classe » chantait-il en 2006, avant de terminer par « Ma plume est un peu assassine / Pour ces gens que je n'aime pas trop / Par certains côtés, j'imagine... /Que j'fais aussi partie du lot »illustrant ainsi ce rapport critique qui est un peu l'apanage du quotidien urbain, mais aussi le fait que par un ou plusieurs aspects, on a tous quelque chose en nous du bobo.


Gentrifieurs et gentrifiés : le bobo, ou la stratification sociale dans toute sa splendeur

En fait, le livre détaille à quel point le terme de bobo est, dans l'imaginaire commun, un substitut à un terme bien connu des sciences sociales et emprunte à un processus bien plus large que l'individu ou le petit commerce bio de proximité : la gentrification. Ainsi, deux chapitres sont consacrés à la retranscription d'entretiens avec des "gentrifieurs", habitants des quartiers des Batignolles (17e) et du Bas-Montreuil (Seine Saint-Denis) mais aussi les points de vue des populations "gentrifiées". 

Ces entretiens révèlent évidemment des perceptions contrastées selon les profils, et on perçoit une certaine méfiance de et vis-à-vis de ceux que l'on est tentés de qualifier de "bobos". Ils révèlent également qu'une conception manichéenne du terme est à proscrire.

Du côté du quartier des Batignolles, à la question « Et tu trouves que c'est plutôt un quartier calme, plutôt un quartier animé ? », les réponses sont plutôt uniformes : « C'est boboland, c'est poussette-land, et c'est super ! », se réjouit ce concepteur de réseaux sociaux de 35 ans. Lorsque les enquêteurs demandent aux sujets de se placer par rapport aux bobos, même constat : « Boh, je me sens bien dans la bande (rire).(...) Enfin moi, ce que j'aime bien dans ce quartier, c'est que justement il est entre deux types. Parce que Clichy, c'est justement cette mixité... le côté 17e... plus classique bourgeois. Et je me sens très bien entre les deux », raconte cette cadre de 38 ans.

Quand il s'agit de définir le bobo, les choses se corsent : « Bon chic, bon genre. C'est-à-dire des gens bien élevés, des gens polis, sans que ce soit trop snob », pour cette comptable de 43 ans ; « Du trentenaire un peu branchouille qui à la fois ne l'assume pas en ayant tous les codes de la branchitude », estime cette responsable marketing de 36 ans ; « à mon avis, c'est plutôt CSP +, suppose cette avocate de 37 ans. Je pense surtout au niveau financier. Des gens qui ont les moyens de vivre ici, parce que je crois que c'est quand même un quartier un peu cher ! » ; enfin, « des catégories pas classiques, avec des horaires pas classiques, un mode de vie pas forcément hyper classique », pour cette journaliste de 47 ans.

Côté Bas-Montreuil, les discours sont plus contrastés entre ceux qui disent vivre à "Boboland" et ceux qui estiment que le quartier est caricaturé, comme cette graphiste de 38 ans qui estime que « il faut arrêter de délirer sur Montreuil, ce n'est pas une ville bourgeoise. Et il faut arrêter aussi avec les bobos : dans le Bas-Montreuil, il y a des "babas" plus que des "bobos". Les gens sont fauchés, il y a beaucoup d'intermittents pauvres, c'est un statut tellement précaire et la situation actuelle est particulièrement mauvaise. »

Dans le Bas-Montreuil, les chercheurs ont observé des comportements plus méfiants sur le terme qu'aux Batignolles, et le "bobo" des premiers se caractérise moins par sa richesse économique que celui des Batignolles. Des deux côtés des gentrifieurs, les enquêteurs ont observé un "malaise" au moment de se caractériser. Et finalement, très peu (1/6e du panel interrogé) ont accepté de porter le rôle du bobo, si souvent moqué dans les médias et qui, pourtant, a une connotation plus que floue dans l'imaginaire commun.

Clem Onojeghuo / Unsplash

Une autre partie est consacrée à un focus sur la métropole parisienne et, en son sein, Edmond Préteceille (directeur de recherche émérite au CNRS à l'observatoire sociologique du changement à Sciences Po) confronte la catégorie des "bobos" à l'analyse sociologique des classes moyennes et de leur évolution dans la métropole parisienne (zone géographique particulièrement prisée par le commun des médias pour cibler le "bobo") et invite à « prendre en compte les différences d'origine nationale, les changements de la composition genrée des catégories socioprofessionnelles et les relations entre générations ». D'ailleurs, il distingue au sein même de la classe moyenne trois catégories : la classe moyenne, la classe moyenne moyenne et la classe moyenne supérieure, invitant à prendre en compte la diversité de ce groupe. Enfin, il précise que les processus de gentrification dans la transformation urbaine parisienne sont plus limités qu'il n'y paraît. 

Les bobos n'existent pas met donc en lumière la figure floue d'une segmentation sociale, ce "bobo" qui ne reflète aucune réalité concrète. De plus, le terme est propice à toutes sortes de raccourcis et simplifications masquant l'hétérogénéité et la complexité des populations, des processus et des espaces au sein desquels elles sont censées évoluer. Un découpage social tentant mais qui, scientifiquement, n'a donc aucune valeur. 

Les Bobos n'existent pas, Presses Universitaires de Lyon, 2018

*(traduit en français "Les bobos", Florent Massot Eds, 2000)