Par Adrien Beaujean
Demain soir, comme chaque année – et bon sang, elles passent de plus en plus vite –, je vais passer la pire soirée de l'année. Pourquoi ? Mais tu suis ou quoi, demain soir c'est le 31 décembre donc c'est… Nouvel An. Tu sais, ce truc qui scelle une année – d'ailleurs c'est toujours « la pire année qu'on a connue » – et qui annonce 365 nouveaux jours radieux. A minuit, nous entamerons donc une nouvelle année, deux mille vingt, que les plus drôles d'entre vous feront rimer avec… [insérer imagination débordante ici].
Donc ça y est, on y est, c'est le 30 décembre, veille de Nouvel An, cette fête où tu es absolument obligé de passer la soirée de ta vie sinon tu rates quelque chose d'essentiel, obligé de te mettre une murge à en dégueuler les tréfonds de tes boyaux parce que c'est fun de dégueuler, hein, on va pas se le cacher, obligé de crier « bonne annééééééée » comme un abruti avec un chapeau doré, des confettis sur la tête et un serpentin en bouche quand l'heure daignera indiquer minuit précise.
Obligé de t'amuser, de rire, de danser, de chanter comme si ta vie en dépendait. Tu visualises ? Non, parce que c'est important : à Nouvel An, on joue sa vie. Pas d'échappatoire, pas d'alternative. Quitte ou double. Pile ou face. Mort ou vif.
Remettons-nous dans le contexte. Tout commence vers le début du mois de décembre. Ou alors fin novembre, mais c'est plus rare. Dans ton groupe d'amis, dans tes amis, tes connaissances comme « la sœur d'un pote qui est le cousin du type qu'on a croisé à Nature et Découvertes avant-hier » ou sur les réseaux sociaux, t'en as toujours un qui se lance – bien loin d'imaginer la portée de son geste – et qui pose cette question fatidique : « Bon les mecs, on fait quoi à Nouvel An ? »
Stupeur, crainte, anxiété. C'est qui, ce « on » ? Une légère mais non moins pernicieuse goutte de sueur perle le long de ton front. Mince, mais Nouvel An, c'est bientôt. Tu avales ta chique, tu inspires un grand coup et tu tentes par tous les moyens d'ignorer ce qu'il vient de dire. D'ignorer son sourire béat et ignare. D'ignorer son regard. Ou sa photo de profil, à la plage, en train de tenter un poirier avec la mer et le soleil couchant en fond – wah, c'est trop beau mais tellement kitsch.
Mince, mais qu'est-ce que je fous à Nouvel An, j'en sais rien, pourquoi il me fout la pression ce type ?
Foutre la pression. Voilà tout ce que ce comportement va créer : une pression. Et celle-là, crois-moi, tu ne vas pas la boire en happy hour. Il te fout une pression, tout d'abord sociale parce que oui, à Nouvel An, faut que ça en jette. Il faut être in, dans le mood, avoir le mojo, s'enjailler, kiffer, être àl, ouloulou. Arrête-toi tout de suite et fous-toi une bonne claque si tu viens de le lire en chantant.
Bref, cette pression est aussi et avant tout personnelle . Mince, et si ma soirée ou la soirée à laquelle je me rends n'est pas bien ? Et si on ne m'invite pas ? Et si ça se passe mal ? Et si, et si… Et si t'arrêtais de te prendre la tête comme un débile ?
On parle quand même d'une soirée qui, allez, au maximum durera neuf heures (tablons sur un 20 heures – 5 heures du mat' des familles), donc dans l'absolu, ne sera pas plus longue qu'un mercredi soir où tu sors de la fac picoler à 17 heures et que tu te réveilles dans le tram, à l'opposé de là où tu voulais sans doute aller vers 9 heures alors que t'avais un TD pété, mais un TD quand même, à 8 heures.
Une soirée qui ne devrait pas être si particulière, donc. Mais non, il faut absolument faire un truc cool. Un truc qui marque. Mais merde, si ta vie est triste au point de tout miser sur une soirée, je sais pas moi... Alors oui, on change d'année, c'est super, c'est génial. Mais des soirées, on peut en faire tout le temps.
Déjà, la condition sine qua non, c'est d'avoir une soirée.
Et ça, c'est la plus grande prise de tête qui a occupé ton mois de décembre. Au début, les dix premiers jours, t'as fait comme si de rien n'était, comme si ça allait arriver. Tu sais, un peu comme les révisions pour les partiels, où tant que tu n'es pas vraiment dans la mouise, tu ne t'y mets pas. Ben pour Nouvel An, c'est pareil. C'est à partir du 25, ou du 26 que les choses se sont corsées : les fêtes de Noël passées, tu as de nouveau tout ton temps libre de vacances (pour ceux qui en ont) pour te torturer l'esprit.
Tu appelles tes potes, la moitié répondent, d'autres sont distants, méfiants – purée, il ne va quand même pas s'incruster ce type ? –, d'autres ne lâcheront aucune info. D'autres te proposent des plans mais… comment dire… non, quoi, simplement non. Et tu ne trouveras rien, et tu n'as rien trouvé.
Tu taperas « idée de nouvel an cool sur [insérer nom de ta ville] » sur Google, tu scruteras tous les profils qui viendront à toi, à l’affût, tel un prédateur derrière sa proie. Et au final, tu miseras tout sur ta soirée, qu'importe son habit, sa contenance, l'espoir que tu auras porté en elle. Comme le dernier chocolat dans la boîte qu'on te propose, tu ne sais pas si tu vas tomber sur un succulent praliné, un insipide fourré au massepain ou l'incontournable et vomitif à l'alcool de cerise.
Tout miser sur une soirée, c'est prendre un risque énorme. C'est comme parier 50 balles sur une victoire du Racing contre le PSG. Ouais non, ça c'est pas un bon exemple. C'est comme parier que tu vas trouver l'amour en 2018, parce que ton horoscope te l'a dit et que si tu n'y arrives pas, tu finiras seul.e – et vlan l'écriture inclusive – avec des chats, comme ce que t'a annoncé une publication à but humoristique sur Facebook sur laquelle on t'a tagué en commentaire.
Tout miser sur une soirée, c'est prendre un risque inconsidéré, si ce n'est ultime. Que va-t-il arriver si ça ne marche pas, malgré de la nourriture de qualité, de l'alcool à foison, un DJ ou a fortiori une playlist exceptionnelle, des jeux d'alcool, une piscine, une bouée licorne et 250 personnes, comprenant son lot de bombasses et de beaux gosses, prêts à se retourner la tête ou le reste ? Tu te crois dans Projet X ? Toi, tu vas passer ta soirée en appart' au centre-ville à te demander quoi faire à chaque putain de seconde parce que tu t'ennuies car tu n'as NI la bonne musique, NI la piscine, NI la bouée licorne, NI rien.
T'es dans un appart' au centre avec des gens sur leur téléphone
...d'autres qui ne disent rien, d'autres qui passent leur temps à fumer, d'autres qui se mettent une biture en une heure histoire de comater comme des ânes à 21 heures, d'autres qui veulent faire un Scrabble, d'autres qui chialent dans la salle de bains entourés de gens bienveillants qui seront là pour les réconforter et, plus tard dans la soirée, relever leur tête de leur vomi, laver la baignoire et leur rincer les cheveux parce qu'il faut aider son prochain et être solidaire et nia nia nia et manger des papillons sans gluten et sans lactose aussi ?! Je les adore ceux-là, ceux qui viennent avec leurs problèmes personnels en soirée. Mec on s'en fout de ta vie, reste chez toi à manger du Häagen-Dazs devant Bridget Jones si ça va pas.
Donc là, tu rates ta soirée, t'es déçu et tu veux savoir si tu arriveras à t'en remettre. Je te le donne dans le mile : tu ne t'en remettras pas. Tu auras cette gueule de bois qui n'en est pas une au réveil le lendemain, ce sentiment vaseux d'avoir raté quelque chose, d'avoir peut-être perdu du temps, trop mis d'espoir dans quelque chose qui n'en valait certainement pas la peine. Mais ce sera trop tard.
Il sera 11 heures du matin, ou midi, ou 13 heures pour voir large, un 1er janvier et tu auras raté ton Nouvel An. Comme un loser. Parce que tu y auras cru, bon sang que tu y auras cru. Mais c'était pas la peine, vraiment. Et tu t'en mordras les doigts. Mais le pire, le pire, LE PIRE, c'est qu'au firmament de ton désespoir, à l'apogée de ta connerie, tu jureras solennellement : « L'année prochaine, on fera mieux ! » Ouais, ouais bien sûr, mais faire mieux que quoi ? Faire un Nouvel An qui en jette, qui marque les esprits, où tout le monde s'enjaille ? Comme cette année hein, c'est ça ?